I - 1983-2014 : l’enchaînement des réformes
a) Rappel chronologique
1983 : la retraite à 60 ans
Pour expliquer la réforme des retraites en France, il faut partir de 1983 et de la retraite à 60 ans. Cette réforme a en quelque sorte construit le paysage français de la retraite. Agir sur l’âge de départ était un choix fort du Président de la République François Mitterrand, avec une volonté de générosité.
En termes de justice sociale, si l’objectif avait été d’agir en faveur de ceux qui avaient commencé à travailler très tôt, à 14 ans par exemple, et qui avaient une durée de cotisation très longue - et c’était bien l’objectif lorsque l’on écoute les discours de l’époque de François Mitterrand et du premier ministre Pierre Mauroy - le gouvernement aurait pu faire une réforme qui agissait sur la durée de cotisation.
Il a fait le choix d’une réforme sur l’âge, qui bénéficiait autant aux cadres qu’aux ouvriers et aux employés, car c’était un choix politique, un marqueur fort du nouveau gouvernement.
Pour autant, la réforme de 1983 n’a pas constitué une rupture si importante avec le passé. Elle a pris la suite d’une réforme mise en place par Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre après la crise de 1974 et qui s’appelait la « garantie de ressources ». Cette réforme visait déjà à faire sortir les seniors du marché du travail, avec cette différence qu’elle n’était pas du tout financée par le système de retraite.
Bien avant la retraite à 60 ans, on était donc déjà dans un système où la France commençait à actionner le levier du départ précoce des seniors à la retraite. On estimait, pouvoirs publics de droite et de gauche confondus, que ce n’était pas une mauvaise idée pour gérer le problème du chômage.
1991 : le rapport sur les retraites demandé par Michel Rocard
1991 marque une nouvelle étape. L’échéance de 2004 qui marque le début du papy-boom faisant suite au baby-boom de 1944 n’est plus très éloignée et le premier ministre de l’époque, Michel Rocard demande et préface un rapport sur la question des retraites. On ne pouvait évidemment pas, en 1991, huit ans seulement après 1983, revenir sur la réforme de la retraite à 60 ans qui allait devenir un totem pour de nombreuses années. C’est donc la durée de cotisation qui va être proposée comme levier d’action
La rapport préfacé par Michel Rocard préconise ainsi l’allongement de la durée des cotisations, l’indexation des pensions sur les prix et non plus sur les salaires, ce qui commence déjà à se faire depuis 1987, et le calcul de la pension des salariés du secteur privé sur les 25 meilleures années et non plus sur les 10 dernières années.
1993 : la première grande réforme des retraites
Cette réforme se fait très vite, juste après l’arrivée au pouvoir de la nouvelle majorité et du premier ministre Edouard Balladur. La nouvelle majorité arrive au pouvoir en avril et la réforme est terminée en juillet, sans évènement particulier sur le plan social. Les facteurs qui expliquent la facilité avec laquelle cette réforme est passée sont le contexte économique dégradé, l’opposition très affaiblie et le fait que l‘on reprenne des propositions qui sont déjà sur la table.
Par ailleurs, et c’est aussi fondamental dans l’acceptation social, cette réforme ne concerne que le secteur privé. La difficile question de la réforme des retraites du secteur public, inévitable à partir du moment où l’on réforme le secteur privé, est laissée aux successeurs. On sait aussi qu’à l’époque, il n’y a pas d’étude d’impact des projets de loi sur les retraites, et le COR n’existe pas encore.
1995 : l’échec de la réforme Juppé
Jacques Chirac est élu en 1995 contre Edouard Balladur après avoir fait campagne sur le thème la « fracture sociale ». On attend des réformes sur le plan social, mais le gouvernement Juppé opère un revirement, en fin d’année, annonce des ordonnances et une réforme des retraites, y compris pour le secteur public et les régimes spéciaux. Des grèves massives amènent le gouvernement à renoncer à la réforme. Cet échec aura des conséquences importantes, car les pouvoirs publics vont mettre du temps à remettre la réforme du secteur public à l’ordre du jour.
Pendant toutes ces années, des réformes plus circonscrites sont également menées. C’est le cas pour les retraites complémentaires Arrco et Agirc. Des réformes moins connues sont aussi réalisées, comme celle de la CPPOSS en 1994. J’étais alors au cabinet de Simone Veil et je pensais qu’elle serait le précurseur de beaucoup d’autres réformes du même genre. La CPPOSS était le régime de retraite des salariés de la Sécurité sociale. Ils étaient au régime général, mais bénéficiaient en même temps d’un régime complémentaire « sur mesure » grâce auquel leur revenu de remplacement était calculé comme celui des fonctionnaires, sur les six derniers mois d’activité. Comme ils étaient au régime général, ce revenu de remplacement était totalement financé par le système complémentaire CPPOSS. La situation financière de la CPPOSS se dégradait massivement. La réforme a consisté à supprimer la CPPOSS et à basculer entièrement les salariés à la Sécurité sociale et à l’Agirc-Arrco. Ils sont donc passés d’un système qui leur assurait un revenu de remplacement calculé sur les six derniers mois à un système totalement banalisé du secteur privé. Je crois qu’il n’y a aucune autre catégorie de salariés du secteur public qui ait basculé aussi complètement dans le système banalisé du secteur privé.
De 1997 à 2002 : le gouvernement Jospin
Le gouvernement Jospin n’a pas fait de réforme de fond en matière de retraite. On note néanmoins deux innovations intéressantes : la création en 2001 du Conseil d’orientation des retraites (COR) d’une part, du Fonds de réserve des retraites (FRR) d’autre part. La création du FRR était une très bonne chose mais arrivait trop tard. Elle aurait dû intervenir beaucoup plus tôt par rapport à 1983. Le Fonds de réserve des retraites existe toujours, même si on peut se poser des questions sur l’utilisation de ces fonds.
2003 : la réforme Fillon
Après l’échec de la réforme Juppé, la question de la réforme des retraites du secteur public restait en suspens et il fallait évidemment s’y attaquer. L’habileté de la réforme de 2003 a été de ne pas traiter en même temps le secteur public des fonctionnaires et les régimes spéciaux.
Pendant la préparation de cette réforme, on a noté une différence d’appréciation entre le ministre des Affaires sociales François Fillon et le premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Le leader de la CFDT, François Chérèque demandait avec force des mesures sur les carrières longues, mesures que refusait F. Fillon. F. Chérèque les a obtenues directement auprès de JP. Raffarin et les mesures sur les carrières longues ont ensuite été pérennes, même si elles étaient non financées par la réforme de 2003.
La réforme de 2003 a eu le mérite d’intégrer le secteur public dans le processus de réforme des retraites. Elle a permis d’avoir une cohérence avec le secteur privé sur les indexations et sur la durée de cotisation. En revanche, la base de calcul des pensions reste les 6 derniers mois dans le public, contre les 25 meilleures années dans le privé.
Le dispositif carrière longues a par ailleurs entraîné des dépenses supplémentaires dont le financement n’était pas prévu, et la conséquence a été une dégradation des comptes plus rapide que prévu. C’est ce qui explique qu’au moment de la crise financière de 2007-2008, malgré la réforme, tardive là aussi, de l’assurance maladie en 2004, on a affronté la crise financière avec un déficit du régime général de plus de 10 milliards d’euros.
2010 : la réforme de Nicolas Sarkozy
En 2010, la réforme des retraites menée par Nicolas Sarkozy revient sur l’âge de départ. Cette réforme n’aurait sans doute pas eu lieu s’il n’y avait pas eu la crise financière de 2007-2008 et une situation particulièrement difficile pour le régime général.
Comme on le sait, l’allongement de la durée de cotisations a un impact important à moyen terme sur la soutenabilité financière des régimes, mais met du temps à produire des effets. Elle a notamment un impact modéré sur les générations proches de la retraite : les générations qui arrivent à la retraite dans les années 2000 ont acquis beaucoup de trimestres et seule une partie d’entre elles est touchée par l’accroissement de la durée des cotisations.
C’est aussi pour cette raison que les réformes de 1993 et 2003 ont eu peu d’impact sur l’emploi des seniors : malgré ces réformes, la France restait à la traine sur l’emploi des seniors, et l’âge de départ à la retraite n’augmentait pas beaucoup. La réforme de 2010 a donc porté sur l’âge de départ et a effectivement eu un vrai impact sur l’emploi des seniors.
2014 : la réforme de Marisol Touraine
Cette réforme à la fois atténue les effets des réformes précédentes avec notamment l’introduction d’un critère « pénibilité » pour partir plus tôt à la retraite, et les poursuit sur la durée des cotisations.