L’Afrique francophone sur le modèle bismarckien
L’Afrique francophone, très homogène, a choisi le modèle bismarckien. La pension est contributive. Liée à l’activité, elle reflète plus ou moins le niveau de vie atteint pendant la carrière. Ce choix présente des avantages. Jean-Marc Dupuis et alii[1] remarquent : « Si la colonisation a ébauché des systèmes contributifs, les Etats auraient pu se libérer à l’indépendance de cet héritage finalement embryonnaire. Pour différentes raisons, ils ont consolidé et élargi les systèmes existants.Ils ont ainsi maintenu une logique de justice commutative, où la prestation est liée à l’effort contributif passé, plutôt que de s’inscrire dans une logique de pension universelle forfaitaire ». Ils citent Pierre Laroque : « Il n’y a pas de sécurité véritable pour les travailleurs si les prestations ne sont pas dans une certaine mesure proportionnées aux revenus perdus »[2].
Des raisons pratiques ont milité en faveur de ce choix qui a été encouragé par les experts du Bureau International du Travail. L’adoption du modèle beveridgien, une pension forfaitaire versée à toutes les personnes âgées sous condition de durée de résidence, aurait excédé les ressources des Etats africains tout en étant d’une utilité douteuse, les anciens étant pour la plupart pris en charge dans le cadre familial et coutumier. A l’évidence, il y avait plus urgent à faire. Un minimum vieillesse sous condition de ressources aurait été moins onéreux, mais très difficile à appliquer dans le contexte rural. Un article de Pierre Mouton paru dans la Revue du Bureau International du Travail en septembre 1961 considère que « Pendant une période relativement longue, on ne pourra pas sérieusement envisager, dans tout pays africain, un système général de pensions non contributives qui s’appliquerait à l’ensemble de la population »[3]. Le même article relève l’existence de deux types de salariés, les uns temporaires, qui accumulent une épargne pour revenir dans le milieu rural, les autres « stabilisés », qui ne veulent plus retourner dans leur village, fussent-ils réduits au chômage. D’où l’idée d’un régime contributif qui verserait des retraites subordonnées à des périodes de salariat suffisamment longues, conformément à la logique des assurances sociales de type bismarckien d’une solidarité s’exerçant au sein de groupes professionnels homogènes. Autres aspects à prendre en considération, les difficultés pratiques que rencontre la mise en place des régimes : analphabétisme, faiblesse de l’état-civil, inexactitude des noms et des âges, manque de personnel qualifié. Tout cela concourt à écarter « tout système dans lequel le montant des prestations dépend de l’ensemble de la carrière professionnelle du travailleur pris individuellement » qui suppose des moyens administratifs qui n’existent pas.
Les règles adoptées par les régimes africains d’assurance vieillesse correspondent assez bien à cette analyse. La pension n’est acquise que sous condition d’une durée d’au moins dix années. Une distinction est souvent opérée entre la durée d’immatriculation qui peut atteindre vingt ans et la durée de cotisation, sensiblement plus courte. Ainsi, pour pouvoir bénéficier de la retraite algérienne, il faut quinze années d'affiliation dont au moins la moitié effectivement cotisées. Lorsque l'assuré ne remplit pas la condition de durée, il a droit, au mieux, au remboursement des cotisations versées. Ce type de règle aboutit à pénaliser les salariés les plus précaires et les carrières les plus courtes. Le calcul de la pension s’effectue en pourcentage d’un salaire moyen calculé sur un nombre d’année réduit.
L’âge de la retraite, 55 ans ou moins dans les années 1960, a été presque partout relevé à 60 ans et parfois davantage. Le Burkina-Faso fixe des âges différents selon la catégorie professionnelle : 56 ans pour les ouvriers, 58 ans pour les employés et 60 ans pour les cadres. La plupart des régimes prévoient des possibilités de retraite anticipée, notamment pour « vieillissement prématuré », à des âges sensiblement inférieurs à l’âge normal. En pratique, elles sont souvent utilisées par les entreprises comme des sortes de préretraites pour obliger les salariés les plus âgés à partir.
Si les paramètres de durées de cotisation, les taux de remplacement, les âges varient d’un pays à l’autre, la grande majorité des régimes africains suivent depuis l’indépendance ce même modèle de régime par annuités à prestations définies que nous qualifions de « bismarckien ». Un modèle qui a été adopté également par certains pays anglophones qui ont transformé leur fonds national de prévoyance en un régime d’assurance pension. Un modèle qui a été rapidement adopté par les Etats membres de l’IPRAO, à l’exception du Sénégal, donnant raison au point de vue du BIT, exprimé par Pierre Mouton qui considère que le système en points appliqué par l'IPRAO était compliqué, d'application trop difficile pour des raisons pratiques et administratives. "C'est pour éviter de telles difficultés que, dès 1963-1964, les nouvelles législations d'assurance-pensions se sont orientées, avec l'assistance du BIT, vers un système mieux adapté aux possibilités des organismes et aux conditions locales."[4] Il semble, en réalité, que des entreprises, avec la complicité des conseils d'administration qui les représentaient, aient bien souvent omis de cotiser. Les points n'étant acquis que contre cotisations, les salariés découvraient au moment de faire liquider leur retraite que leurs droits étaient inexistants ou inférieurs à ce qu'ils auraient dû obtenir. Il est exact que la prise en compte de simples durées d'affiliation et un calcul effectué sur les meilleures années leur aurait été plus favorable. Mais ce sont sans doute les raisons "pratiques", davantage que les raisons administratives, qui expliquent l’abandon du système par points, non sa complication. Cet exemple illustre bien les difficultés auxquelles se heurtent de nombreux régimes de retraite en Afrique. Le mode de calcul en annuités simplifie leur tâche, mais n’encourage pas à cotiser et favorise les carrières complètes au détriment des autres, renforçant la tendance à considérer les prestations comme un cadeau, voire comme un privilège, et non comme la contrepartie des cotisations et de la mise en œuvre d’une mutualisation du risque.
[1] Jean-Marc Dupuis, Claire El Moudden, Nacer Eddine Hammouda, Anne Petron, Mehdi Ben Braham et Ilham Dkhissi, L’impact des systèmes de retraite sur le niveau de vie des personnes âgées au Maghreb, Economie et Statistiques n° 441-442, 2011.
[2] Pierre Laroque, Le plan français de Sécurité sociale, Revue française du travail, n° 1, avril 1946.
[3] "La sécurité sociale en Afrique au sud du Sahara", Revue internationale du Travail, volume LXXXIV, n° 3, septembre 1961, Genève, BIT.
[4] Pierre Mouton : "La sécurité sociale en Afrique au sud du Sahara, tendances, problèmes et perspectives" BIT Genève 1974.